Le coût social de la précarité
Ces fleurs sont à la mémoire de Francine, une infirmière qui s'est enlevé la vie chez elle il y a une dizaine de jours. Avec une demi-douzaine d'autres bouquets, elles embaument les corridors du «4e centre», une section de l'Institut de cardiologie de Montréal où les collègues de Francine n'en continuent pas moins de se démener. Elle travaillait ici, mais elle aurait pu travailler dans n'importe quel autre hôpital...
C'est Vitalie Perreault qui, après m'avoir écrit une première fois m'a réécrit quelques jours plus tard pour m'apprendre la terrible nouvelle: «Cette femme, qui m'a tant inspirée quand j'ai commencé dans la profession il y a 10 ans, elle qui après plus de 20 de service avait encore le feu sacré pour la profession, eh bien elle s'est suicidée cette semaine. Dans sa lettre de 7 pages expliquant son geste, la raison principale évoquée et détaillée concernait les conditions de travail actuelles.»
La précarité tue, ma foi! (Et c'est là qu'il faudrait faire un travail journalistique pour lequel je ne suis plus équipé: quel est le nombre de burn-outs et/ou de suicides chez les infirmières, ou dans d'autres métiers où la précarité est la norme? Y a-t-il là un «trend» qui vaudrait la peine de faire l'objet d'une enquête du coroner, comme les suicides de joueurs compulsifs?)
Je n'ai pas eu accès à la lettre qu'a laissée la disparue chez elle avant de mourir. Mais il y a un peu plus d'un an, à l'époque où Lucien Bouchard était encore premier ministre, Francine lui avait écrit une lettre la rage au ventre. Elle l'avait également fait parvenir à différents journaux, qui ne l'ont pas publiée. Voici la lettre, qui prend une dimension tragique aujourd'hui:
Monsieur Lucien Bouchard, premier ministre
Ce matin, je me suis levée en pleurant...
Ce matin, j'ai tellement mal aux pieds que je ne peux qu'endosser mes pantoufles de «minou rose» bien rembourrées.
J'ai 52 ans et je suis infirmière à temps plein.
Monsieur Bouchard et la gang, je vous haïs tellement que je clame haut et fort que, si vous avais comme patient, j'aimerais bien vous arracher quelques poils en enlevant votre pansement, ou vous manquer en installant votre soluté, ou vous piquer trois fois avant de réussir votre prise de sang...!
Mais tout ce que je peux dire n'est que du vent, car le fond de mon âme est bon et ma conscience, ma morale et mon professionnalisme ne me permettent en aucun cas de déroger à ma bonne conscience.
Mais Dieu sait que j'aimerais le faire!
Pour tout vous dire, je me sens abusée, inconsidérée et sous-rémunérée pour la somme de travail accomplie... Pourquoi? Parce que je suis une femme?
Parce que si j'étais un homme, si j'étais une police, un chauffeur d'autobus, un col bleu ou un pompier de la Ville de Montréal, je couperais des boyaux d'arrosage, je vandaliserais des équipements, je tapisserais des autobus et je me déclarerais soudainement malade les congés de Noël, du jour de l'An et de Pâques...
Je serais mieux payée et je ne travaillerais plus comme une folle à taux simple à Noël, au jour de l'An et à Pâques!!!
Tous les patients reconnaissent que nous travaillons très fort. Tous nos patients n'en reviennent pas dela qualité des soins qu'ils reçoivent, de l'attention et de la connaissance (compétence), de la sécurité qu'ils ressentent (je travaille à l'Institut de cardiologie de Montréal).
Serais-je encore capable dans quelques mois de performer autant? Actuellement, il faut que je me couche à 20h30 ou 21h pour être capable de présenter une infirmière souriante et en forme le matin à mes patients. Devrais-je me coucher à 19h dans quelques mois pour être encore capable? Qui prendra la relève? Les petites filles ne veulent plus aller étudier en «nursing». Pourquoi?
Je me le demande!
Mercredi et jeudi dernier, je suis allé voir les infirmières du 4e centre, notamment Sonia Huneau, l'une de ses proches collègues qui me fait penser à la marraine-fée dans Cendrillon. Un concentré de bonté et de gentillesse, Sonia a commencé sa carrière en 1965 et, 37 ans plus tard, elle sourit encore quand on lui demande de parler de son métier.
Elle prend cependant un air plus grave quand vient le moment d'aborder le suicide de Francine: «Elle aussi, elle aimait son métier, se souvient Sonia. Mais elle avait l'impression de mal faire sa job depuis quelques années.» Sonia raconte que sa collègue était d'un «professionnalisme impeccable». Comme bien des infirmières, elle se sentait mal de ne pas toujours accorder le temps qu'elle aurait souhaité à ses patients...
Sonia explique qu'avec les années, les infirmières n'ont plus le temps de soigner: «Dès l'entrée du patient dans notre unité, il faut prévoir sa sortie. On n'a plus le temps de lui parler. Le checkup, ça n'existe plus et on a l'impression de brûler les étapes.»
Non seulement leur travail diminue en qualité, donc, mais il augmente en quantité: «Notre semaine, à la base, est de 37 heures et demie. Mais avec la surcharge de travail, pour ne pas laisser nos compagnes dans le trouble, il n'est pas rare de faire trois ou quatre shifts complets de plus chaque semaine!» Elle-même, à l'aube de la soixantaine, se tape deux quarts complets de plus par semaine. Comme si elle travaillait sept jours sur sept.
Pour encourager les infirmières à faire ce genre de régime, Québec avait fait en sorte qu'elles soient payées à temps double pour le premier quart complet supplémentaire, les quarts subséquents étant payés à temps et demi. Un petit 79$ de plus par jour (avant impôt) qui était apprécié: «Mais ils nous l'ont enlevé, déplore Sonia. C'est cheap!»
Les conditions de Sonia et de Francine font bien pâlir notre précarité radio-canadienne...
Quand j'ai rencontré Yannick Villedieu, à la manif de mercredi dernier, à Ottawa, je lui ai soumis l'histoire de Francine. Sans faire de lien entre la précarité des radio-canadiens et celle des infirmières, l'auteur de Un jour la santé a néanmoins souligné que l'augmentation de la précarité en emploi peut expliquer une dégradation générale de la santé physique et mentale des citoyens.
«Un des déterminants majeurs de la bonne santé, dit-il, c'est le sentiment de contrôle sur ta vie. Es-tu une personne qui se sent complètement aliénée, vieux concept marxiste, ou es-tu quelqu'un qui a une emprise sur sa vie?» Plus les emplois sont précaires, selon lui, moins les gens ont le sentiment de contrôler leur vie. Et par conséquent, plus l'état de santé général se dégrade. Le Québec n'est pas le champion du monde des suicides, précise-t-il. Mais il pourrait valoir la peine d'étudier la corrélation entre la précarité en emploi et le taux de suicide.
Bon. Mais finalement, quel est le rapport entre tout cela et le lockout à Radio-Canada? Ce n'est pas moi qui le fait, le lien, mais l'infirmière Vitalie Perreault à la fin de son second courriel:
«Alors je vous regarde aller avec vos négos et votre lock-out et je me dis qu'il faut que vous réussisiez à renverser la vapeur. Il le faut pour vous, mais aussi pour tous les autres. Le Québec a besoin d'un exemple exemplaire de solidarité et de justice dans les conditions de travail. C'est platte pour vous autres, ça vous donne une grande responsabilité, mais en tant que communicateurs, je pense que vous saurez raconter votre aventure et convaincre les gens que oui, le changement dans les conditions de travail, l'équité salariale, les avantages sociaux, c'est possible.»